Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Loïc Mansuela - 24 mai 2024

FRAGMENTS #2 – Gone baby gone, Ben AFFLECK, 2007. Attention, spoiler !!!

Patrick KENZIE (Casey AFFLECK) et Angie GENNARO (Michelle MONAGHAN), un jeune couple de privés, sont engagés par Béa et Lionel McCREADY (Amy MADIGAN et Titus WELLIVER), pour enquêter, en parallèle à la police, sur la disparition de leur nièce Amanda (Madeline O’BRIEN), la fille d’Hélène McCREADY (Amy RYAN), sœur de Lionel.
La police est incarnée par 2 personnages principaux, Rémy BRESSANT (Ed HARRIS), l’inspecteur, et son supérieur, Jack DOYLE (Morgan FREEMAN).

Patrick et Angie connaissent bien la ville et ses bas-fonds, le film est une immersion dans un univers où prédomine la précarité sociale.
Hélène est présentée comme très défaillante, insécurisante, droguée, négligente, etc.
Le scénario est nébuleux, l’histoire est chaotique, on est par moment perdu, comme dans certaines des situations dans lesquelles on intervient quand on travaille dans le champ de la protection de l’enfance.
On comprendra petit à petit que Jack DOYLE a perdu un enfant unique plus tôt dans son parcours de vie et ce, dans des circonstances tragiques. Cette histoire de petite fille « disparue » serait-elle l’occasion, avec le soutien de Rémy BRESSANT, l’inspecteur, et de Lionel McCREADY (qu’ils corrompront), de réparer quelque chose chez lui ? Voire même peut-être de réparer quelque chose dans l’ordre perçu comme injuste du monde ? Quels qu’en soient les dommages collatéraux potentiellement engendrés ?
Le film débouche sur un échange de points de vue plutôt bien envisagé, qui permet de déployer une assez juste illustration des questions que posent ce sujet. Cela nous parle des « fantômes » qui agissent en nous, intérieurement, quand, face à la précarité des situations côtoyées dans le travail social, une part de nous se mue en « sauveur », en « justicier ».
Dans son Histoire de l’aide sociale à l’enfance, et de ses « bénéficiaires », Pierre VERDIER décline les différentes représentations, et intentions, qui hantent l’esprit de la protection de l’enfance depuis ses origines : « Sauver les pauvres », les « orphelins », « remplacer les absents », « protéger les abandonnés », « réparer les enfants », en « difficulté » du fait de parents « défaillants »… Selon Pierre VERDIER, plus tard apparaîtront les termes « soutenir » et « responsabiliser ». Mais les outils sémiotiques initiaux pour penser nos pratiques restent présents, et continuent de nous animer.

Fragments :

1h26 et qques
Lionel parle de sa nièce Amanda, et de la mère de celle-ci, Hélène, sa sœur, à Patrick et Angie.
« L’été dernier, Hélène et Dottie* l’avaient amenée à la plage. Il faisait très chaud. Amanda s’était endormie. Elles l’ont laissée dans la caisse et elles s’sont barrées dans les dunes fumer un joint avec des mecs. Pendant 2 heures ! Amanda a littéralement grillé. Elle avait 3 ans. Le soir, je l’ai bercée dans mes bras pour qu’elle s’endorme, ma p’tite Amanda… elle était brûlante. On aurait dit un plat qui sortait du four… Un vrai rôti ma p’tite puce… Faut pas trop vous apitoyer sur ma sœur, parce que elle, elle en a rien à foutre des autres, y a qu’sa gueule qui compte. »

*Dottie = une amie d’Hélène que l’on nous présente dans le film comme tout aussi défaillante qu’elle.

Flashbacks :

1h35 et qques
Lionel à l’inspecteur Rémy BRESSANT :
« Ma sœur est instable elle prend du crack, elle parle de quitter la région. J’ai peur pour ma nièce, qui va s’occuper d’elle ? »
« On va trouver… on va faire quelque chose »
Puis Rémy BRESSANT à son supérieur, Jack DOYLE.
« C’est une droguée, une marginale, elle transporte de la drogue. La gosse sera morte ou SDF d’ici 10 ans…
Et l’oncle ?
Il en parlera jamais à personne, même pas à sa femme. Il la reverra jamais, mais il est prêt à prendre le risque. Il sait qu’la p’tite aura une vie meilleure, et faire une dernière bonne action, avant de raccrocher
Combien d’enfants détruits on a vu ?
Suffisamment… »

Retour au présent :

1h36 et qques
Patrick à Jack DOYLE (une fois qu’il a retrouvé la petite chez lui, c’est en fait lui qui l’avait enlevée).
« Alors vous vous sentez meilleur ? Vous vous dîtes que vous l’avez fait pour la bonne cause ? Que vous lui avez sauvé la vie ? En l’arrachant à sa propre mère ?
On essaie de lui donner une vie agréable…
Mais c’est pas à vous de lui offrir… ! C’est Hélène sa mère. Si vous pensiez que c’était une mère indigne il fallait prévenir les services sociaux. D’autre part, elle a sa mère, sa place est auprès d’elle.
Vous allez faire demi-tour… vous allez repartir avec votre bagnole et vous laissez passer 30 ans… vous ne connaissez pas le monde ni de quoi il est fait…
J’appellerai la police dans 5mn et elle sera là dans 10.
J’pensais qu’vous l’aviez déjà appelée. Et pourquoi pas vous l’avez pas fait ? C’est parce que vous pensez que c’est peut-être une irréparable erreur. Parce que tout au fond de vous, vous savez qu’on peut pas toujours obéir aux lois. Quand le soleil se couchera et que vous vous demanderez si elle est mieux avec nous ou avec sa mère, là vous saurez… et pour toujours. Vous… vous pourriez faire… une belle chose, une… une bonne chose. Peu d’hommes au cours de leur vie auront cette occasion, si vous ne la saisissez pas, c’est pas ce soir que vous regretterez, c’est pas dans un an que vous regretterez, mais quand vous aurez mon âge une chose est sûre… là, vous regretterez. Je serais mort, vous serez… vieux. Mais elle, elle traînera avec des gamins en loques, des gamins malheureux qu’elle élèvera toute seule… et c’est vous qui irez les trouver pour leur dire que vous regrettez.
Ouais, ça se passera p’t’être comme ça. Et dans ce cas, j’irais leur dire que je regrette et j’assumerai. Mais ce qui n’arrivera jamais et que je ne ferais jamais, c’est de devoir présenter mes excuses à une adulte qui viendrait à moi et dirait ’’j’ai été kidnappée quand j’avais 4 ans. Ma tante vous avait engagé pour me retrouver… vous m’avez r’trouvée dans une famille qui n’était pas la mienne… mais vous avez rompu votre promesse et vous m’avez laissée-là. Pourquoi ? Pourquoi vous n’m’avez pas ramenée chez moi ? Parce que les cadeaux, les habits et les voyages en famille, ça compte pas. Ils m’avaient volée ! C’était pas ma famille ! Et vous l’saviez ! Vous l’saviez très bien et vous n’avez rien fait !’’. Alors peut-être que cette femme me l’pardonnera… mais moi jamais je n’me l’pardonnerai.
J’ai fait c’que j’ai fait… pour le bien de l’enfant. C’est vrai… pour moi aussi. Mais maintenant je vous l’demande, pour le bien de cet enfant… je vous en supplie… réfléchissez. »

Séquence suivante :

Angie à Patrick, sur le bord de la route, en sortant de chez Jack DOYLE :
« Elle va bien… elle est heureuse…
Quoi ?!?!
Elle sera bien ici. J’l’ai vue
Angie fais pas ça !…
Si t’appelles la police ils la renverront là-bas…
Mais ils la renverront nulle part ! Hélène est sa mère !
Elle est bien mieux ici…
Pourquoi ? Parce qu’il a du pognon et qu’il lui fait des sandwichs c’est ça ?
Parce qu’il l’aime !
Angie ! Sa mère l’aime aussi !
Hélène la traite pas comme ça !
Mais peut-être qu’elle changera !
Mais non elle changera pas… personne ne change Hélène c’est d’l’arsenic !
Angie, je sais qu’c’est très dur… regardes-moi, je sais qu’c’est très dur ! Mais j’ai besoin d’toi ! Que tu sois auprès d’moi, j’ai envie d’t’entendre dire : ’’nous allons prendre la bonne décision et tout faire pour que tout se passe bien !’’
Mais tout s’passera très bien… parce qu’on va la laisser vivre ici… et puis d’temps en temps, il arrivera qu’on parle d’elle, dans quelle classe elle est, de l’endroit où elle vit… et ça ira très bien parce que… on saura dans quelle école elle est, et on saura qu’elle va bien, qu’elle va dans des goûters d’anniversaire, qu’elle passe son temps à sourire, qu’elle a des tas d’copines…
Bébé je suis désolé… mais tu ne peux pas me demander de faire quelque chose que je n’peux pas faire…
Alors ne m’demandes pas d’assumer ça. Fais-le pour moi… s’il te plaît… J’pourrais te haïr si tu fais ça. Et j’en ai pas envie… »

Patrick regarde Amanda sereinement endormie sur le buste de Jack DOYLE, lui-même assis sur un fauteuil à bascule sur la terrasse de sa maison. Et la police arrive…

Fin du film = Angie quitte Patrick. La petite est rendue à Hélène qui est, à ce moment-là, apparemment toujours aussi fragile. Patrick semble vouloir se montrer présent, et se rapproche d’Amanda. Comme le ferait un membre de la famille, pour « compenser », faire tuteur de résilience, ou nouvelle figure d’attachement, et participer à la pourvoyance des besoins d’Amanda, depuis son écosystème d’origine ?

S’appuyant sur les travaux d’Eugene ENRIQUEZ, Natale LOSI décrit dans Guérir la guerre, 8 archétypes interventionnistes typiques de nos métiers teintés d’humanitaire : parmi elles le formateur, le thérapeute, l’accoucheur, l’interprète, le militant, le réparateur, le transgresseur et le destructeur. Son propos sera de nous expliquer qu’à condition d’être conscientisées, ces figures de sauveur pourront fonctionner dans certains cas, tout sera surtout question d’indication.
En effet, Natale LOSI précise que « les caractéristiques des profils (fantômes) demeurent tels quels tant qu’ils sont inconnus ou inconscients. Du moment où on en prend conscience, c’est trivial, ces fantômes disparaissent, pour devenir des ’’fonctions’’. Ils se transforment donc en quelque chose de gouvernable que les opérateurs sont en mesure d’exploiter selon les contextes, de la manière la plus adéquate aux problèmes qu’ils affrontent.
La négativité des fantômes est transformable en la positivité des fonctions et cela permet d’atteindre les objectifs liés au travail à dérouler. Au cas contraire, les opérateurs – qui se posent inconsciemment comme des ’’sauveurs’’- risquent de faire des interventions qui perpétuent la violence, car leurs bons offices ne modifient pas les mécanismes répétitifs du triangle et de la constellation de départ. »

 

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Pierre VERDIER, Histoire de l’aide sociale à l’enfance, et de ses « bénéficiaires », intervention aux journées d’études de l’ANPASE, à Hyères, le 14 octobre 2003.
E. ENRIQUEZ, Le travail de la mort dans les institutions, in L’institution et les institutions, Etudes psychanalytiques, René Kaës, Paris, Dunod, 2003.
Natale LOSI, Guérir la guerre, L’Harmattan, Paris 2016.